Cette communication propose d’analyser les « corporéités dansantes » présentes dans les films de certains cinéastes expérimentaux à l’aune du concept deleuzien de Corps sans Organes. Dans ses ouvrages de référence sur le cinéma, Gilles Deleuze ne mentionne quasiment pas le cinéma expérimental ; pourtant, c’est le cinéma d’avant-garde des années 1920 qui, avec ses « jeux de reflets et de la vitesse », invente en premier de véritables « situations optiques et sonores pures ». Loin des codes de la narration et de la figuration, les films d’avant-garde laissent finalement peu de place au corps, à moins que celui-ci soit morcelé par le montage, ou bien déréalisé par des effets optiques. Or, le chapitre de L’image-temps où Deleuze se rapproche le plus du cinéma expérimental, en évoquant quelques films d’Andy Warhol et de Willard Maas, s’ouvre justement par l’exhortation « Donnez-moi donc un corps ». Mais quel corps peut offrir ce cinéma qui, selon Dominique Noguez, se caractérise avant tout par son « irrévérence et irréférence »? C’est effectivement avec le cinéma underground américain de la deuxième moitié du XXe siècle que des corps non conformes, marginaux ou déroutants refont surface et deviennent un sujet d’étude à part entière. Ce phénomène accompagne un mouvement de la pensée philosophique et esthétique occidentale qui, comme l’explique le philosophe de la danse Michel Bernard, s’attache à subvertir la catégorie traditionnelle du corps pour « en proposer une vision nouvelle à la fois plurielle, dynamique et aléatoire », résultant dans ce qu’il nomme la corporéité. Chez des cinéastes tels que Maya Deren, Sara Kathryn Arledge ou Ed Emshwiller, l’exploration des puissances sensibles et subversives des corps en mouvement s’associe souvent à l’hybridation avec la danse. On notera que, dans leurs films, les corps dansants ne sont jamais complètement à l’abri des manipulations spatio-temporelles et plastiques propres au cinéma : par le biais de déformations et de surimpressions qui brouillent la perception des figures, de montages discontinus et intermittents qui accentuent leur caractère spectral, ou encore de flous cinétiques rendant visibles les énergies pulsionnelles ou résiduelles qu’elles véhiculent, ils exposent les troubles et les anomalies qu’éprouvent les corps filmés, tout en les dotant d’une puissance inouïe d’évocation sensorielle. Enfin, cette communication montrera à l’aide de quelques exemples récents la façon dont ce processus d’émancipation des corporéités dansantes entamé par les cinéastes expérimentaux est approfondi par des artistes contemporains qui proposent des visions du corps sans organes « augmenté » à l’aide des technologies numériques. Dans bien des cas, la transfiguration radicale des corps par les techniques de l’image en mouvement s’avère le meilleur moyen de conjurer l’évanescence de la danse et de saisir son essence.